Colloque au Crasc d’Oran Ces incohérences qui retardent l’avènement de l’Etat de droit
Une journée d’étude sur l’Etat de droit en Algérie a été organisée hier au Crasc, à Oran, en l’honneur et en présence du professeur Ahmed Mahiou, professeur émérite, et de figures emblématiques du droit national et international.
Celui-ci ne s’est pas exprimé publiquement (voir entretien), mais les intervenants, qui lui ont rendu hommage ont, pour beaucoup d’entre eux, été ses anciens élèves à la faculté d’Alger, où il a enseigné durant de longues années. La rencontre, qui ne concernait pas le riche parcours de cet ancien (depuis 2002) juge ad-hoc auprès de la Cour internationale de justice de La Haye, mais un débat sur «L’état de droit en Algérie». Un état des lieux embrassant un large éventail de champs de réflexion, y compris la question du droit international en rapport avec les conventions ratifiées.
La non-cohérence du droit lui-même, ou la non-cohérence de l’attitude du gouvernement algérien par rapport au droit, représentent les points communs aux différentes interventions qui se sont succédé devant un auditoire intéressé. Madjid Bencheikh, de l’université Cergy Pontoise, a été le premier à ouvrir les hostilités en analysant, le qualifiant de «sacro-saint» le principe de non-intervention brandi par l’Algérie pour répondre à toutes les sollicitations, et elles étaient diverses, ces dernières années.
Le conférencier tient compte de la nature particulière et de la complexité de chaque situation, mais estime que «l’Algérie n’a pas de position très claire, oppose beaucoup des réticences à toute forme d’intervention et reste rigide, même lorsque le droit international l’autorise». Mieux encore, «elle reste en retrait, même lorsqu’elle apporte une aide». C’est résumé par l’adage «ni pour ni contre, bien au contraire».
Posant comme préalable que certains gouvernements ne sont pas représentatifs des populations qu’ils sont censés représenter, il explique comment, en réponse à la sollicitation de l’Arabie Saoudite pour intervenir au Yémen, l’Algérie a brandi son arsenal juridique, notamment l’article 29 de la Constitution, qui interdit à l’armée d’intervenir en dehors de ses frontières. Madjid Benchikh nuance en expliquant que l’Arabie saoudite est venue en aide à un gouvernement qui s’est réfugié chez elle, ce qui suppose un conflit d’intérêts.
Pour le cas de la Libye, l’Algérie a également appelé à la non-intervention, mais n’a pas critiqué les résolutions onusiennes, seulement la manipulation qui s’en est suivie et qui a causé l’assassinat de Kadhafi. Le cas pourrait aussi s’appliquer au Mali, où, tout en préconisant la solution diplomatique et politique, elle accepte, après maintes tractations, l’ouverture de son espace aérien pour l’aviation française. Pour lui, l’Algérie reste également silencieuse sur la problématique de la protection des populations dans les conflits.
Elle-même a été, à un moment, accusée par les instances onusiennes, y compris par le SG de cette organisation, mais aussi par l’UE, de ne pas être très regardante sur ce sujet, ce qui a fait, à l’époque, réagir le gouvernement de manière énergique, arguant que c’est là une ingérence dans les affaires internes. Cet intervenant s’interroge : «Est-ce de l’ingérence qu’un Etat demande à un autre l’application des conventions qu’il a ratifiées?». Ali Bencheneb, de l’université de Bourgogne, va plus loin que le constat du manque de cohérence, en essayant de démontrer qu’un véritable désordre s’est installé sous des pressions diverses, dont celle du libéralisme et qui ont fini par remettre en cause, dès 1982, le principe de l’algérianisation du droit, mis en avant au milieu des années 1975.
Il parle d’effets pervers, de mimétisme et cite comme exemple certaines dispositions de la toute nouvelle loi sur la santé, «techniquement un texte qui a pour vocation d’abroger la loi de 1985», indique-t-il. Le mimétisme sur le modèle français concerne principalement la création de l’Agence nationale du médicament, mais ce qui est plus grave à ses yeux, c’est que ce projet a été lancé il y a 8 ans. Cela s’apparente à une double naissance, ce qui est contraire au droit.
Son intervention, déclamée sous forme de conte et de jeux de mots, traite également de l’impuissance des gouvernements face à l’économie informelle, et voit dans les faibles amendes (seulement 10 000 DA), infligées aux responsables de constructions illicites, un appel à la récidive, avec toutes les conséquences engendrées sur l’urbanisme. Il convoque la psychanalyse pour se soucier de «la névrose du professeur de droit face au droit occulte répondant à des désirs obscurs». D’où le titre de sa conférence : «Un droit à la frustration».
Walid Lagoune, de l’université d’Alger, explique comment «le contre-droit est produit par le droit lui-même» et comment, «avec l’exception qui devient la règle et en l’absence d’un contrôle constitutionnel, l’exécutif trouve matière à s’approprier des ‘’territoires’’ qui contredisent les règles du droit». Il cite comme exemple la controverse opposant les parties en conflit au FLN et plusieurs autres incohérences, telles que les renvois abusifs ou les renvois vers des dispositions non parues ou non publiées de la loi électorale. Il parle alors de zone informelle dans le corpus juridique.
Pour ce chercheur, «l’article de la Constitution stipulant l’islam religion de l’Etat n’est pas en soi une disposition juridique», car il demande à être explicité pour définir de manière claire ce qui relève ou pas de cette religion afin d’éviter les interprétations qui peuvent s’avérer contradictoires et donc dommageables au bon fonctionnement du droit. Mahieddine Nehas de l’université d’Oran dévoile de son côté les incohérences du droit algérien de la famille incluant les amendements qui sont normalement en faveur de l’Etat de droit.
«Certaines dispositions contredisent en même temps la Constitution qui consacre l’égalité et le droit musulman duquel s’inspire le code de la famille». Il rappelle que le témoignage d’une femme n’est toujours pas permis pour valider un mariage, comme il n’est pas permis à un non-musulman d’adopter un enfant où pour une femme d’épouser un non-musulman.
Ceci, d’une part, et de l’autre, l’apostasie n’est plus (depuis 2005) une cause légale d’annulation d’un mariage comme le stipule le droit musulman, ce qui engendre une double incohérence pour ce qui est du droit successoral. Aujourd’hui chercheur au Crasc Mansour Kedidir, qui est intervenu sur le concept de l’Etat de droit, a été magistrat durant la décennie noire. Il pense qu’on est passés de la légitimité révolutionnaire (nécessité de construire le nouvel Etat indépendant avec ses exigences en matière d’unité, de sécurité et de développement) à la légitimité légale sans procéder à une refonte du système. «C’est un ravalement de façade dû à la montée néolibérale.»
Pour lui, le paradoxe réside dans le fait que les aspects strictement sécuritaires ont été pris en charge avec le respect des règles minimales du droit (cours spéciales remplacées par les tribunaux criminels), mais que la montée néolibérale sous la pression du FMI a produit un contre-droit qui a mené au bradage des acquis (industriels ou autres). Il évoque l’intellectuel américain, Noam Chomsky, pour expliquer comment, même dans les pays occidentaux, les discours sur les droits de l’homme font fi des droits sociaux.
«L’accumulation primitive du capital, très tardive en Algérie, prend de l’ampleur et, constate-t-il, piétine les règles minimales de l’Etat de droit, car, malheureusement, elle ne suit pas le modèle occidental». Elle ne le peut pas car, à son époque, il y a des siècles, l’accumulation primitive du capital était porteuse de nouvelles valeurs. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, et, pour Mansour Kedidir, même le modèle latino-américain, qui a eu des effets désastreux en fragilisant l’Etat est dépassé. Il laisse entendre que la mainmise du capital primitif sur l’Etat n’augure rien de bon.
Sources :
Djamel Benachour